MAURICE ALLAIS, Prix Nobel d'économie

 

LA MONDIALISATION, LE CHÔMAGE ET LES IMPÉRATIFS DE L'HUMANISME (2000)


   

Durant ces cinquante dernières années, toutes les recherches que j'ai pu faire, toutes les réflexions que m'ont suggérées les événements, toute l'expérience que j'ai pu acquérir ont renforcé sans cesse en moi cette conviction qu'une société fondée sur la décentralisation des décisions, sur l'économie de marchés et sur la propriété privée est non pas la forme de société la meilleure dont on pourrait rêver sur le plan purement abstrait dans un monde idéal, mais celle qui, sur le plan concret des réalités, se révèle, aussi bien du point de vue de l'analyse économique que de l'expérience historique, comme la seule forme de société susceptible de répondre au mieux aux questions fondamentales de notre temps.

Mais si la conviction de l'immense supériorité d'une société économiquement libérale et humaniste n'a cessé de se renforcer en moi au cours des années, une autre conviction, tout aussi forte, n'a cessé également de se renforcer, c'est qu'aujourd'hui notre société est menacée, tout particulièrement en raison de la méconnaissance des principes fondamentaux qu'implique la réalisation d'une société libérale et humaniste. En fait, vivre ensemble implique pour toute société un consensus profond sur ce qui est essentiel. Si ce consensus n'existe pas, la réalisation d'une société humaniste s'en trouve par là même compromise.

En dernière analyse, l'organisation économique de la vie en société soulève cinq questions fondamentales. Comment assurer tout à la fois l'efficacité de l'économie et une répartition des revenus communément acceptable ? Comment assurer à chacun des conditions favorables à un libre épanouissement de sa personnalité et comment permettre à tous les échelons une promotion efficace des plus capables, quel que soit leur milieu d'origine ? Comment rendre socialement et humainement supportables les changements impliqués par le fonctionnement de l'économie ? Comment mettre l'économie à l'abri de toutes les perturbations extérieures quelles qu'elles soient ? Comment définir un cadre institutionnel réellement approprié sur le plan national et sur le plan international pour réaliser ces objectifs ?

L'instauration d'une société humaniste est gravement compromise si le fonctionnement de l'économie génère trop de revenus indus et engendre du chômage, si la promotion sociale est insuffisante et si des conditions défavorables s'opposent à l'épanouissement des individualités, si l'environnement économique est par trop instable, et enfin si le cadre institutionnel de l'économie est inapproprié.

La question majeure d'aujourd'hui, c'est de toute évidence le sous-emploi massif qui se constate (de l'ordre de six millions en France, compte tenu du traitement social de plus en plus étendu du chômage). Ce sous-emploi massif fausse complètement la répartition des revenus et il aggrave considérablement la mobilité sociale et la promotion sociale. Il crée une insécurité insupportable, non seulement pour ceux qui sont privés d'un emploi régulier, mais également contre des millions d'autres dont l'emploi est dangereusement menacé. Il désagrège peu à peu le tissus social. Cette situation est économiquement, socialement et éthiquement inadmissible à tous égards. Ce chômage s'accompagne partout du développement d'une criminalité agressive, violente et sauvage et l'Etat n'apparaît plus capable d'assurer la sécurité, non seulement des biens mais également celle des personnes, une de ses obligations majeures.

De plus une immigration extra communautaire excessive sape les fondements mêmes de la cohésion du corps social, condition majeure d'un fonctionnement efficace et équitable de l'économie des marchés. Dans son ensemble, cette situation suscite partout de profonds mécontentements et elle génère toutes les conditions pour qu'un jour ou l'autre, l'ordre public soit gravement compromis, et que soit mise en cause la survie même de notre société. La situation d'aujourd'hui est certainement potentiellement bien plus grave que celle qui se constatait en 1968 en France alors que le chômage, inférieur à 600.000, était pratiquement inexistant et que cependant l'ordre public a failli s'effondrer.

Le chômage est un phénomène très complexe qui trouve son origine dans différentes causes et dont l'analyse peut se ramener, pour l'essentiel, à celle de cinq facteurs fondamentaux : 1) le chômage chronique induit dans le cadre national, indépendamment du commerce extérieur, par des modalités de protection sociale; 2) le chômage induit par le libre-échange mondialiste et un système monétaire international générateur de déséquilibres; 3) le chômage induit par l'immigration extra communautaire; 4) le chômage technologique; 5) le chômage conjoncturel.

En fait, la cause majeure du chômage que l'on constate aujourd'hui est la libéralisation mondiale des échanges dans un monde caractérisé par de considérables disparités de salaires réels. Ces effets pervers en sont aggravés par le système des taux de change flottants, la déréglementation totale des mouvements de capitaux, et le "dumping monétaire" d'un grand nombre de pays par suite de la sous-évaluation de leurs monnaies. Ce chômage n'a pu naturellement prendre place qu'en raison de l'existence de minima de salaires et d'une insuffisante flexibilité du marché du travail. Mais pour neutraliser les effets sur le chômage du libre-échange mondialiste et des facteurs qui lui sont associés, c'est à une diminution considérable des rémunérations globales des salariés les moins qualifiés qu'il faudrait consentir. Les effets du libre échange mondialiste ne se sont pas bornés seulement à un développement massif du chômage. Ils se sont traduits également par un accroissement des inégalités, par une destruction progressive du tissu industriel et par un abaissement considérable de la progression des niveaux de vie.

Tous les facteurs économiques qui compromettent aujourd'hui la survie de notre société ne résultent que des politiques erronées poursuivies depuis vingt-cinq ans dans un cadre communautaire institutionnel inapproprié par les gouvernements successifs de toutes tendances qui se sont succédés. La politique commerciale de l'Union Européenne a peu à peu dérivé vers une politique mondialiste libre-échangiste, contradictoire avec l'idée même de la constitution d'une véritable Communauté Européenne. Au regard des disparités considérables des salaires réels des différents pays, cette politique mondialiste, associée au système des taux de change flottants et à la déréglementation totale des mouvements de capitaux, n'a fait qu'engendrer partout instabilité et chômage.

La politique de plus en plus mondialiste de l'Union Européenne a peut-être contribué momentanément au développement de certains pays, mais elle a eu pour effet d'exporter nos emplois et d'importer leur sous-emploi. Ce mouvement a été renforcé par l'influence grandissante de tous ceux qu'enrichit la mondialisation forcenée de l'économie, et des puissants moyens d'information qu'ils contrôlent.

En fait, la libéralisation totale des échanges et des mouvements de capitaux n'est possible et n'est souhaitable que dans le cadre d'ensembles régionaux, groupant des pays économiquement et politiquement associés, de développement économique et social comparable, tout en assurant un marché suffisamment large pour que la concurrence puisse s'y développer de façon efficace et bénéfique. Chaque organisation régionale doit pouvoir mettre en place dans un cadre institutionnel, politique et éthique approprié une protection raisonnable vis-à-vis de l'extérieur. Cette protection doit avoir un double objectif : 1) éviter les distorsions indues de concurrence et les effets pervers des perturbations extérieures; 2) rendre impossibles des spécialisations indésirables et inutilement génératrices de déséquilibres et de chômage, tout à fait contraires à la réalisation d'une situation d'efficacité maximale à l'échelle mondiale associée à une répartition internationale des revenus communément acceptable dans un cadre libéral et humaniste.

Dès que l'on transgresse ces principes, une mondialisation forcenée et anarchique devient un fléau destructeur partout où elle se propage. Correctement formulées, les théories de l'efficacité maximale et des coût comparés constituent des instruments irremplaçables pour l'action, mais, mal comprises et mal appliquées, elles ne peuvent conduire qu'au désastre.

Suivant une opinion actuellement dominante, le chômage dans les économies occidentales résulterait essentiellement de salaires réels trop élevés et de leur insuffisante flexibilité, du progrès technologique accéléré qui se constate dans les secteurs de l'information et des transports, et d'une politique monétaire jugée indûment restrictive. Pour toutes les grandes organisations internationales, le chômage qui se constate dans les pays développés serait dû essentiellement à leur incapacité de s'adapter aux nouvelles conditions qui seraient inéluctablement imposées par la mondialisation. Cette adaptation exigerait que les coûts salariaux y soient abaissés, et tout particulièrement les rémunérations des salariés les moins qualifiés. Pour toutes ces organisations, le libre-échange ne peut être que créateur d'emplois et d'accroissement des niveaux de vie, la concurrence des pays à bas salaires ne saurait être retenue comme cause du développement du chômage et l'avenir de tous les pays est conditionné par le développement mondialiste d'un libre-échange généralisé. En fait, ces affirmations n'ont cessé d'être infirmées aussi bien par l'analyse économique que par les données de l'observation. La réalité, c'est que la mondialisation est la cause majeure du chômage massif et des inégalités qui ne cessent de se développer dans la plupart des pays.

Toute la construction européenne et tous les traités relatifs à l'économie internationale, comme l'Accord Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce de 1947 et comme la Convention du 14 décembre 1960 relative à l'Organisation de Coopération et de Développement Economique, ont été viciés à leur base par une proposition enseignée et admise sans discussion dans toutes les universités américaines et à leur suite dans toutes les universités du monde entier : "Le fonctionnement libre et spontané du marché conduit à une allocation optimale des ressources". C'est là l'origine et le fondement de toute la doctrine libre-échangiste dont l'application aveugle et sans réserve à l'échelle mondiale n'a fait qu'engendrer partout désordres et misères de toutes sortes.

Or, cette proposition, admise sans discussion, est totalement erronée et elle ne fait que traduire une totale ignorance de la théorie économique chez tous ceux qui l'ont enseignée en la présentant comme une acquisition fondamentale et définitivement établie de la science économique. Cette proposition repose essentiellement sur la confusion de deux concepts entièrement différents : le concept d'efficacité maximale de l'économie et le concept d'une répartition optimale des revenus.

En fait, il n'y a pas une situation d'efficacité maximale, mais une infinité de telles situations. La théorie économique permet de définir sans ambiguïté les conditions d'une efficacité maximale, c'est-à-dire d'une situation sur la frontière entre les situations possibles et les situations impossibles. Par contre et par elle-même, elle ne permet en aucune façon de définir parmi toutes les situations d'efficacité maximale celle qui doit être considérée comme préférable. Ce choix ne peut être effectué qu'en fonction de considérations éthiques et politiques relatives à la répartition des revenus et à l'organisation de la société. De plus, il n'est même pas démontré qu'à partir d'une situation initiale donnée le fonctionnement libre des marchés puisse mener le monde à une situation d'efficacité maximale. Jamais des erreurs théoriques n'auront eu autant de conséquences aussi perverses.

Devant le développement du chômage massif que l'on constate aujourd'hui et en l'absence de tout diagnostic réellement fondé, les pseudo remèdes ne cessent de proliférer :

On dit par exemple qu'il suffit de réduire le temps de travail pour combattre le chômage, mais, outre que les hommes ne sont pas parfaitement substituables les uns aux autres, une telle solution néglige totalement le fait indiscutable que trop de besoins, souvent très pressants, restent insatisfaits. Ce n'est pas en travaillant moins qu'on pourra réellement y faire face. Réduire le temps de travail impliquerait en tout cas pour les salariés des baisses de revenus qu'il faudrait compenser par des ressources obtenues par des impôts accrus.

On soutient encore que ce sont les taux d'intérêts réels trop élevés qui expliquent la crise de l'économie et le chômage massif que nous subissons, mais ce que l'on constate, c'est que la baisse considérable observée ces dernières années des taux d'intérêts réels n'a entraîné aucun redressement significatif. En fait, qu'il s'agisse du chômage dû au libre-échange mondialiste ou du chômage dû à l'immigration extra communautaire, on ne peut y remédier par l'inflation. Lutter par exemple contre les effets du libre-échangisme mondialiste par une expansion monétaire relève d'une pure illusion et d'une méconnaissance profonde des causes réelles de la situation actuelle.

On nous dit aussi que tout est très simple. Si l'on veut supprimer le chômage, il suffit d'abaisser les salaires, mais personne ne nous dit quelle devrait être l'ampleur de cette baisse, ni si elle serait effectivement réalisable sans mettre en cause la paix sociale, ni quelles seraient ses implications de toutes sortes dans les processus de production.

On soutient encore que la Chine, pays à bas salaires, va se spécialiser dans des activités à faible valeur ajoutée, alors que les pays développés, comme la France, vont se spécialiser de plus en plus dans les hautes technologies. Mais, c'est là méconnaître totalement les capacités de travail et d'intelligence du peuple chinois. A continuer ainsi à soutenir des absurdités, nous allons au désastre.

Comment expliquer de telles positions ? En fait, et pour l'essentiel, elles s'expliquent par la domination et la répétition incessante de "vérités établies", de tabous indiscutés, de préjugés erronés, admis sans discussion, dont les effets pervers se sont multipliés et renforcés au cours des années. Personne ne veut reconnaître cette évidence : si toutes les politiques mises en œuvre depuis vingt-cinq ans ont échoué, c'est que l'on a constamment refusé de s'attaquer à la racine du mal, la libéralisation mondiale excessive des échanges et la déréglementation totale des mouvements de capitaux. Certains soutiennent qu'on peut fonder un nouvel ordre mondial sur une totale libération des mouvements de marchandises, des capitaux et, à la limite, des personnes. On soutient qu'un fonctionnement libre de tous les marchés entraînerait nécessairement la prospérité pour chaque pays dans un monde libéré de ses frontières économiques. A vrai dire, l'ordre nouveau qui nous est ainsi proposé est dépourvu de toute régulation réelle; en substance, il n'est que laissez-fairisme.

Cette évolution s'est accompagnée d'une multiplication de sociétés multinationales ayant chacune des centaines de filiales, échappant à tout contrôle, et elle ne dégénère que trop souvent dans le développement d'un capitalisme sauvage et malsain. Au nom d'un pseudo libéralisme et par la multiplication des déréglementations, s'est installée peu à peu une espèce de chienlit mondialiste laissez-fairiste. Mais c'est là oublier que l'économie de marchés n'est pas qu'un instrument et qu'elle ne saurait être dissociée de son contexte institutionnel, politique et éthique. Il ne saurait être d'économie de marchés efficace si elle ne prend pas place dans un cadre institutionnel, politique et éthique approprié, et une société libérale n'est pas et ne saurait être une société anarchique.

On ne nous présente que trop souvent les conditions éthiques comme incompatible avec la recherche économique d'une efficacité maximale. Mais en réalité il n'en est rien. En fait, l'objectif fondamental de toute société libérale et humaniste est de faire vivre ensemble des hommes dans des conditions assurant leur respect mutuel et des conditions de vie aussi bonnes que possible. Il n'y a rien qui soit là incompatible avec la recherche d'une efficacité maximale de l'économie. Le libéralisme ne saurait se réduire au laissez-faire économique : c'est avant tout une doctrine politique et l'économie n'est qu'un moyen permettant à cette doctrine politique de s'appliquer efficacement. Originellement, d'ailleurs, il n'y avait aucune contradiction entre les aspirations du socialisme et celles du libéralisme. La confusion actuelle du libéralisme et du laissez-fairisme constitue un des plus grands dangers de notre temps.

La mondialisation de l'économie est certainement très profitable pour quelques groupes de privilégiés. Mais les intérêts de ces groupes ne sauraient s'identifier avec ceux de l'humanité tout entière. Une mondialisation précipitée et anarchique ne peut qu'entraîner partout chômage, injustices, désordres et instabilité, et elle ne peut que se révéler finalement désavantageuse pour tous les peuples dans leur ensemble. Elle n'est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable. Elle ne serait concevable que si elle était précédée par une union politique mondiale, un développement comparable des différentes économies et l'instauration d'un cadre institutionnel et éthique mondial approprié, conditions qui, de toute évidence, ne sont pas et ne peuvent être actuellement satisfaites.

Depuis deux décennies, une nouvelle doctrine s'était peu à peu imposée, la doctrine du libre-échangisme mondialiste impliquant la disparition de tout obstacle aux libres mouvements des marchandises, des services et des capitaux. Suivant cette doctrine, la disparition de tous les obstacles à ces mouvements était une condition à la fois nécessaire et suffisante d'une allocation optimale des ressources à l'échelle mondiale. Tous les pays et dans chaque pays tous les groupes sociaux devaient voir leur situation améliorée. Pour tous les pays en voie de développement, leur ouverture totale vis-à-vis de l'extérieur était une condition nécessaire de leur progrès et la preuve en était donnée, disait-on, par les progrès extrêmement rapides des pays émergents du Sud-Est asiatique. Pour les pays développés, la suppression de toutes les barrière tarifaires ou autres était considérée comme une condition de leur croissance, comme le montraient décisivement les succès incontestables des tigres asiatiques, et, répétait-on encore, l'Occident n'avait qu'à suivre leur exemple pour connaître une croissance sans précédent et un plein emploi. Tout particulièrement la Russie et les pays ex-communistes de l'Est, les pays asiatiques, la Chine en premier lieu, constituaient des pôles de croissance majeurs qui offraient à l'Occident des possibilités sans précédent de développement et de richesse.

Telle était fondamentalement la doctrine de portée universelle qui s'était peu à peu imposée au monde et qui était considérée comme ouvrant un nouvel âge d'or à l'aube du XXIème siècle. Cette doctrine a constitué le credo indiscuté de toutes les grandes organisations internationales ces deux dernières décennies. Toutes ces certitudes ont fini par être balayées par la crise profonde qui s'est développée à partir de 1997 dans l'Asie du Sud-Est, puis dans l'Amérique latine, pour culminer en Russie en août 1998, et mettre en cause les établissements bancaires et les bourses américaines et européennes en septembre 1998.

Deux facteurs majeurs ont joué un rôle décisif dans cette crise mondiale d'une ampleur sans précédent après la crise de 1929 : l'instabilité potentielle du système financier et monétaire mondial et la mondialisation de l'économie à la fois sur le plan monétaire et sur le plan réel. Ce qui doit arriver arrive : l'économie mondiale, qui était dépourvue de tout système réel de régulation et qui s'était développée dans un cadre anarchique, ne pouvait qu'aboutir tôt ou tard à des difficultés majeures. La nouvelle doctrine s'est effondrée, et elle ne pouvait que s'effondrer. L'évidence des faits l'a emporté finalement sur les incantations doctrinales.

L'hostilité dominante aujourd'hui contre toute forme de protectionnisme se fonde sur une interprétation erronée des causes fondamentales de la Grande Dépression. En fait, la Grande Dépression de 1929-1934, qui à partir des Etats-Unis s'est étendue au monde entier, a eu une origine purement monétaire et elle a résulté de la structure et des excès du mécanisme du crédit. Le protectionnisme en chaîne des années trente n'a été qu'une conséquence et non une cause de la Grande Dépression. Il n'a constitué partout que des tentatives des économies nationales pour se protéger des conséquences déstabilisatrices de la Grande Dépression.

Les adversaires obstinés de tout protectionnisme, quel qu'il soit, commettent une seconde erreur : ne pas voir qu'une économie de marchés ne peut fonctionner correctement que dans un cadre institutionnel, politique et éthique qui en assure la stabilité et la régulation. Comme l'économie mondiale est actuellement dépourvue de tout système réel de régulation, qu'elle se développe dans un cadre anarchique, qu'elle ne tient aucun compte des coûts externes de toutes sortes qu'elle génère, l'ouverture mondialiste à tous vents des économies nationales ou des associations régionales est non seulement dépourvue de toute justification réelle, mais elle ne peut que les conduire à des difficultés majeures, sinon insurmontables.

Le véritable fondement du protectionnisme, sa justification majeure et sa nécessité, c'est la protection indispensable contre les désordres et les difficultés de toutes sortes engendrées par l'absence de toute véritable régulation à l'échelle mondiale. En réalité, le choix réel n'est pas entre l'absence de toute protection et un protectionnisme isolant totalement chaque économie nationale de l'extérieur. Il est dans la recherche d'un système qui puisse permettre à chaque économie régionale de bénéficier d'une concurrence effective et des avantages de nombreux échanges avec l'extérieur, mais qui puisse également la protéger contre tous les désordres et les dysfonctionnements qui caractérisent chaque jour l'économie mondiale.

Incontestablement, la politique de libre-échange mondialiste que met en œuvre l'Union Européenne est la cause majeure, de loin la plus importante, du sous-emploi massif d'aujourd'hui qui s'y constate. Pour y remédier, la construction européenne doit se fonder sur une préférence communautaire, condition véritable de l'expansion, de l'emploi et de la prospérité. Ce principe a d'ailleurs une validité universelle pour tous les pays ou groupes de pays. Pour toute économie régionale, un objectif raisonnable serait que, par des mesures appropriées et pour chaque produit ou groupe de produits, un pourcentage minimal de la consommation communautaire soit assuré par la production communautaire, à l'exclusion de toute délocalisation. La valeur moyenne de ce pourcentage pourrait être de l'ordre de 80 %. C'est là, au regard de la situation actuelle, une disposition fondamentalement libérale qui permettrait un fonctionnement efficace de toute économie communautaire à l'abri de tous les désordres extérieurs tout en assurant des liens étendus et avantageux avec tous les pays tiers. C'est là une condition majeure du développement des pays développés, mais c'est là surtout une condition majeure du développement des pays sous-développés.

L'ouverture à tous vents de l'économie européenne dans un cadre mondial fondamentalement instable, perverti par des disparités considérables de salaires aux cours des changes, par le système des taux de change flottants et par l'absence de toute préoccupation sociale et éthique, est la cause essentielle de la crise profonde qui ne cesse de s'aggraver. Les faits, tout comme la théorie, permettent d'affirmer que si la présente politique mondialiste de l'Union Européenne est poursuivie, elle ne pourra qu'échouer. La crise d'aujourd'hui, c'est avant tout une crise de l'intelligence. La situation présente ne peut durer. Il est dérisoire de ne remédier qu'aux effets : c'est aux causes qu'il faut s'attaquer.

Sans aucune contestation possible, la question majeure d'aujourd'hui est celle du sous-emploi qui, depuis des années, a dépassé un seuil insupportable et intolérable, dont les causes fondamentales restent plus ou moins volontairement occultées, sinon méconnues, et qui mène inéluctablement à une explosion sociale mettant en cause la survie même de notre société. En dernière analyse, dans le cadre d'une société libérale et humaniste, c'est l'homme et non l'Etat qui constitue l'objectif final et la préoccupation essentielle. C'est à cet objectif que tout doit être subordonné. Une société libérale et humaniste ne saurait s'identifier à une société laxiste, laissez-fairiste, pervertie, manipulée, ou aveugle.

Quant à la construction de l'Europe, il n'est pas conforme aux idéaux du libéralisme et de l'humanisme de substituer aux besoins des citoyens tels qu'ils les ressentent eux-mêmes, suivant leur propre échelle de valeur, "leurs prétendus besoins" appréciés par d'autres, hommes politiques, technocrates ou dirigeants économiques, quels qu'ils puissent être. En réalité, l'économie mondialiste, qu'on nous présente comme une panacée, ne connaît qu'un seul critère : "l'argent". Elle n'a qu'un seul culte : "l'argent". Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut que se détruire par elle-même. Le passé ne nous offre que trop d'exemples de sociétés qui se sont effondrées pour n'avoir su ni concevoir, ni réaliser les conditions de leur survie. Les perversions du socialisme ont entraîné l'effondrement des sociétés de l'Est. Mais les perversions laissez-fairistes d'un prétendu libéralisme nous mènent à l'effondrement de notre société.